Extrait de : « Interprétations urbaines: trois regards romands, trois regards milanais ». Récit d’une exposition.
Mémoire de licence en histoire de l’art présenté par Florence Grivel, sous la direction du Professeur Carlo Bertelli.
UNIL, Faculté des Letttres. Session d’octobre 1995.
Charles Duboux
Duboux vient d’une famille terrienne, attachée à la vigne; le profond respect qu’il voue à ses racines explique peut-être sa recherche constante.
Duboux possède deux formations; la première à l’Ecole des beaux-arts et arts appliqués de Lausanne et ensuite l’Ecole d’architecture de l’Université de Genève.
Parallèlement, Duboux a été actif au sein du groupe Impact (de la fin des années septante à 1988) qui effectuait une recherche commune tout en préservant les travaux personnels de chacun.
Le travail collectif implique bien des concessions, beaucoup d’écoute, un sens autocritique aigu, tout en restant ouvert aux propositions des autres, c’est la raison pour laquelle les œuvres communes que ce groupe a réalisées sont caractérisées par un dépouillement et une pureté de ligne remarquables.
Ces œuvres soulignent alors un terrain, une rue, en accentuant un détail, et font un pied de nez distant typique de la recherche des années septante (cf. les photographies de E.S.Rohde, les peintures de Pierre Chevalley...).
Depuis le début des années nonante, Duboux est assistant du Professeur Arduino Cantafora, à l’Ecole d’architecture (EPFL). La spécificité de ce dernier est d’apprendre, entre autres, aux étudiants la technique de la tempera mise au service du trompe-l’œil.
La maîtrise de la technique, les couches de couleurs savamment superposées, l’accent mis sur un détail, une lumière, un relief, sont autant de préoccupations qui enrichissent Duboux. Cet échange permanent alimente de façon précieuse sa recherche. La culture et le panorama visuel de Duboux sont très vastes. Son esprit curieux s’oriente vers un grand nombre de domaines artistiques ainsi que toutes sortes de techniques. Il passe aisément de la sculpture à la gravure, du dessin à la peinture en trompe-l’œil ou à la photographie. Ces techniques, si diverses soient-elles, servent toujours la même réflexion, à savoir la recherche de l’origine de l’essence de l’habitat originel.
Sans affirmer que Duboux tente de projeter une ville qui répondrait à ses critères propres, on peut sans autre subodorer le rapport étroit liant Duboux à l’art et à une forme d’urbanisme ; ainsi que l’exprime si pertinemment Leonardo Benevolo : « Art et urbanisme convergent vers un résultat unique: d’un côté, la réintroduction de la création artistique aux différents niveaux de l’aménagement urbain; de l’autre, la transformation de la planification en une combinaison rationnelle d’intérêts publics et privés compatibles entre eux, dans le cadre des règles du marché et de la compétition économique. L’enjeu en est une nouvelle organisation de la ville, prenant en compte l’ensemble de ses fonctions de cadre physique dans lequel la vie humaine peut acquérir toute sa valeur. Les artistes néoplasticiens- Van Doesburg, Mondrian- se sont rendu compte avec lucidité qu’il s’agissait de faire passer la recherche artistique dans la ville. »
Duboux est, d’une part, un artiste qui cogite avant tout sur le sens premier de l’architecture, en décortiquant les codes, la regardant en coupe, de dessous, de dedans, dans ses fragments et, d’autre part, par ses sculptures ou ses installations décide d’affirmer sa présence dans un contexte urbain, partant du postulat que l’art, l’urbanisme et la ville sont étroitement liés.
Cet artiste habite le vieux Lausanne, alliant l’histoire et son évolution urbanistique: la place du Tunnel, place qui est en pleine mutation, changement d’éthique et de types. Elle devient un axe primordial de distribution de communications urbaines.
Pour le rencontrer dans son univers artistique, il faut emprunter la ligne du bus 9 qui nous fait transiter de Lausanne à Pully. Son atelier se trouve dans un garage de la maison familiale, à deux pas du complexe scolaire et culturel Arnold-Reymond.
Le terme atelier doit être compris ici dans son sens premier. En effet, l’aspect artisanal frappe d’emblée le visiteur: établi, outils pour «bricoler», maquettes suspendues aux murs...
Il règne dans cet endroit une sorte d’ordre utile « intellectualisé ». L’ordre (et non pas la
« maniaquerie ») est symptomatique de son travail en profondeur qui ne s’encombre pas d’inutile.
Après la découverte de ce premier espace-alcôve où l’artiste travaille et s’affaire, un petit couloir sombre ornés par quelques métaux gravés nous fait accéder dans une salle plus lumineuse, de forme carrée. Au centre, un meuble cubique, à l’intérieur duquel sont entreposés tous les travaux graphiques de Duboux.
Cette pièce présente de façon synthétique les techniques artistiques qu’il privilégie et d’autre part les divers champs de sa quête.
Selon lui, tout peut être mis au service du concept recherché. C’est pourquoi il travaille aussi bien en deux qu’en trois dimensions.
Accrochée à un des murs, une série de fragments de ville rendus à la craie grasse présente une des problématiques chères à l’artiste: la réalité urbaine objective. On y ressent une restitution presque photographique, puis, au-delà de la technique et de la maîtrise du trait, les façades si fidèlement restituées donnent le sentiment d’onduler; elles acquièrent alors une vie subjective. Duboux tient à provoquer un certain malaise devant l’ordre et la règle qu’il représente sciemment.
A droite du mur précité, une vitrine contient une multitude de petits plots de matériaux divers en forme de maison originelle, contexte urbain conceptuel dont la répétition obsessionnelle met l’accent sur l’uniformisation de l’idée de ville.
Le monde du module et de sa répétition sans fin est logiquement un thème que Duboux explore avec assiduité comme tant d’autres de ses prédécesseurs dont Cornelis van Esteren et L.G Pineau, « Quartier commercial d’une grande ville contemporaine: Paris 1926 ».
La principale quête de Charles Duboux est la volonté d’extraire certains éléments de la réalité, de les travailler puis de les dépouiller de tout artifice pour enfin les rendre à leur absolu. La ligne directrice est de traquer l’origine et son exemplification.
Trois formes élémentaires peintes illustrent ces postulats et introduisent le visiteur à la réflexion menée par Duboux à propos des bases qui ordonnent le monde.
La géométrie tridimensionnelle récurrente qui régit toutes cultures se résume à trois volumes, la sphère, le cône pyramidal et le parallélépipède rectangle.
Dépouillant volontairement la réalité, il dévoile sa forme élémentaire qui sous-tend toute construction que les ajouts ornementaux masquent.
Sa représentation de la ville ascétique tend à échapper à la plurisensorialité qu’elle dégage. Cet artiste refuse toute polémique quant à la société actuelle ; ce qu’il n’a de cesse de rechercher, c’est non pas l’idée de la ville mais son concept primal.
Selon lui, la ville – lieu de réunion d’êtres humains formant diverses sociétés et engendrant tous les contrastes possibles – est avant un assemblage de formes élémentaires ornementées et mises au goût de l’époque.
Ce postulat de base fait glisser Duboux du figuratif vers l’abstraction afin d’obtenir la clarté tridimensionnelle.
Un grand damier aux carreaux noirs et blancs nous fait voir son double discours se portant d’une part sur la perspective (allusion évidente à l’utilisation picturale bidimensionnelle de damiers pour la « tridimensionnalité » de la répartition de l’espace). D’autre part, selon lui, l’impression de profondeur due à la réduction et le positionnement dans l’espace des éléments permettent à celui qui domine l’échiquier de se transformer en créateur démiurge capable de faire façon des pions mis à sa disposition. La ville même, dont la métaphore est ce grand échiquier, fait que chaque composante est semblable à des pions poussés, crées, enlevés par le jeu politique. On avance, on recule, on éjecte; on évolue dans un univers manichéen.
La ville ainsi manipulée devient alors un jeu ou un lieu d’échec permanent.
Le travail de cet artiste résulte donc de deux procédés distincts. Il est d’abord caractérisé par une amorce conceptuelle menant à la vérification par l’expérience. Duboux aime toucher la matière, la travailler afin d’approfondir sa réflexion tout en espérant être surpris par le résultat.
Le travail minutieux et paisible que Duboux présente ne révolutionne pas le monde, l’artiste l’appelle d’ailleurs son « petit projet » dans lequel il désire se sentir bien. De plus, ce n’est pas pour les autres qu’il l’entreprend, c’est pour satisfaire son besoin continu de réflexion sur l’origine de la ville.
Ses œuvres très diversifiées rendent perplexe quant à l’attribution de la définition de son style. Il est ainsi peu aisé d’illustrer quel artiste a pu l’influencer de façon formelle. L’œuvre des peintres milanais nous incitait à la comparaison et au voyage dans la tradition picturale, nous voici isolés dans le monde des idées et des concepts. Duboux, toutefois, souligne que l’apport de la Renaissance, de la mise en place du système de perspective linéaire, de la rationnalisation de l’espace, la simplification des volumes, rencontrés par exemple dans les œuvres de Piero della Francesca, sont conceptuellement très proches de sa quête.
Duboux maîtrise la dimension calculable de laquelle il s’abstrait, toutefois les marques visibles ne sont pas le démantèlement, mais bien le dépouillement vers l’origine de ce système.
Le travail de L.Moholy-Nagy présente quelques analogies avec celui de Duboux; par le besoin de la forme épurée, de l’assemblage de celle-ci au service d’une réalité, construite solidement, où chaque élément trouve sa place sans heurts.
La vision suprématiste du monde urbain de K. Malevitch est elle aussi représentative. En effet, Duboux alterne des formes simples qui régissent ce monde de rapports et d’échanges dans des semblants d’esquisses qui tirent leur force et leur portée de leur aboutissement.
Dans le même ordre d’idées, un dessin tel que « Ligne et espace no 21 » de V.Pasmore s’insère dans cette dialectique. Le contexte est défini d’abord par le quadrilatère irrégulier (interprétation du carré ?), puis par ce cercle parfait qui englobe toutes les structures; comme une sorte de labyrinthe ouvert et asystématique, Pasmore nous fait entrer dans sa réalité épurée.
Cet intellectualisme, ces abstractions objectives se retrouvent dans l’ « Etude pour plans verticaux III » de F. Kupka. La ville se présente dans son essence, les plans se superposent sur un fond relativement uniforme. Tout mouvement est absent seule l’assise de ces aplats urbains est représentée.
En questionnant l’artiste sur les influences qui l’ont guidé de manière implicite, il cite volontiers Hopper, Fischl, Malevitch, Alberti… Cependant, interrompant cette énumération, Duboux me tend alors une eau-forte qui me laisse d’abord perplexe par ce qu’elle représente.
Le procédé ô combien connu d’anamorphose est utilisé par l’artiste pour m’expliquer que la représentation de ce vase est l’addition et la soustraction de toutes les influences conscientes et inconscientes qui régissent son œuvre.
La ville chez Duboux, réduite à son idée originelle, soustraite à sa réalité multiple, bien qu’il entretienne un rapport charnel et sensuel avec le monde, est comme aspirée de son contexte social, culturel, politique, pour n’être plus qu’une forme au service de l’intellect.
Cette volonté d’épurer, de ne pas se laisser impressionner par l’éclat et les rumeurs du monde urbain, n’est pas un choix qui vise à l’aseptiser et à le priver de tout ce qui fait sa spécificité. Au contraire, Duboux tente de le comprendre par ses moyens intellectuels et techniques qui engendrent une dimension nouvelle et permettent alors de saisir en profondeur l’ordre qui sous-tend toute organisation spatiale (pp.79-87).